Exercices de style

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Un dicton anglo-saxon proclame : “When life gives you lemons, make lemonade.” Soit “Quand la vie vous donne des citrons, faites de la limonade.” Autrement dit : sachez rebondir, voir le positif dans vos échecs. J’ai participé sans succès à l’appel à texte des éditions Vermiscellanées. De quoi vous offrir malgré tout quelques instants de lecture.

L’exercice de style proposait aux candidats de décliner ce texte :

“Un homme d’affaires pressé rencontre une petite vieille en robe de chambre à fleurs bleues sur le quai d’une gare perdue en pleine campagne. Elle parle à un lampadaire cassé. Il lui demande si tout va bien. Elle ne semble pas l’entendre ni lui porter attention. Il la secoue un peu et les lunettes de la grand-mère tombent. Elle cligne des yeux, un peu sonnée, se tourne vers l’homme d’affaires et dit : « Vous avez l’air d’avoir froid. Voulez-vous ma robe de chambre ? »”

Lipogramme

Un individu insultait un train tardif qui coinçait son parcours, alors qu’il ralliait un pool s’affairant à promouvoir du produit vain. Sur son quai, il avisa dans son courroux LA grand-maman, un gabarit capital : un intrigant quidam portant bas, bigoudis, tongs, moins souris, qu’abstraction. Pour tout attirail, la pompadour portait abaya qu’ornait un amas d’azurs crocus.

L’humain gravas parlait à un dispositif urbain d’illumination – kapout, au fait. Sympa, la SNCF, pour garantir la paix ou fournir un abri ! Nonobstant, l’intrigant du capital s’informa : « oh la toc-toc, tu bats trois coups à midi ou quoi ? »

La lady gaga qui avait connu Abraham l’ignora. Aucun truc d’amplification dans son pavillon pourtant. Avait-il surpris la fada du coin ? Il la bouscula un brin, poussant au bas du tarin croulant un lorgnon qui avait vu son trop grand lot d’ans. Rappliquant d’un lointain cosmos, la zinzin cligna, groggy. Avisant ci-avant trafiquant du palais Brongniart, la virago piailla : « Vous transi ? Froid ! Moi jamais ! Damart ? Damart ? ».

Dérangé

Peut-être vaudrait-il mieux que vous interrompiez à l’instant votre lecture.

Vous qui me lisez, qui jouissez encore du cocon béni de l’ignorance, puissiez-vous n’en jamais sortir. La méconnaissance des horreurs indicibles qui nous encerclent procure une douce torpeur. Une fois perçue la réalité qui nous entoure, dissimulée, regagner une quelconque tranquillité de l’esprit devient impossible, par aucune sorte de moyen. Hélas, malgré toutes nos préventions, le confort de nos croyances se dérobe parfois aux moments les moins prévisibles, tel un précieux tissu se déchire après un accroc d’apparence anodine.

Tout a commencé sur le quai du train me ramenant à Providence. Je rentrais d’une longue et fructueuse journée de négociations où j’avais décroché plusieurs commandes de caisses de bois que nous fabriquons à l’intention des compagnies de fret des ports de la côte est. J’étais fourbu, la lumière rasante du soleil hivernal cédait la place à l’obscurité et il me tardait que l’express arrive enfin. Je ne souhaitais que regagner mon intérieur douillet, jouir du repas préparé par ma logeuse et des ronronnements de mon chat. Bien trop excité à l’aller pour me concentrer sur quoi que ce soit d’autre que mes affaires à venir, j’avais commis l’erreur de partir sans emporter aucun roman ni aucune publication et me trouvais donc inoccupé à attendre mon train de retour. J’en étais à désespérer ne serait-ce que d’engager une conversation banale avec un quidam : la gare était déserte. Du coin de l’œil j’avisais un mouvement. Quelqu’un m’avait rejoint ! Comme la solitude nous transforme, nous qui sommes tant habitués à la compagnie de nos semblables. Je riais jaune de mon impatience : une heure d’attente, abandonné sur dans une modeste station ferroviaire, et la seule apparition d’une silhouette humaine me portait aux nues. Je jubilais en mon for intérieur de découvrir cette personne et d’entamer une plaisante conversation. Étais-je bien vain ! N’aurais-je me plonger dans mes propres réflexions, passer en revue les tâches nécessaires à la finalisation des contrats obtenus ce jour même, imaginer une disposition plus pratique de mon intérieur, n’importe quoi qui m’eut gardé loin de cette… chose ?

Je me trépignais à nouveau : le nouvel arrivant ne m’avait pas rejoint. Pourtant sur le quai, je me tenais sous le seul lampadaire encore en état de marche : la gare d’Innsmouth ne brille pas par la qualité de son entretien. Je m’inquiétais soudain : la personne était peut-être égarée ? Blessée ? D’impatient solitaire, je me métamorphosais, vanité supplémentaire, en chevalier blanc, serviable et d’un secours opportun. En quelques pas, je me rapprochais de l’individu qui restait dans l’ombre, sans doute terrassé par quelque crise. C’était une femme, d’un âge certain, à en juger par sa chevelure grisâtre ébouriffée et son allure voûtée. Son odeur me frappa : elle dégageait un relent sûr de renfermé humide. L’élégante tenue de bal que je m’étais un instant imaginée s’avéra une robe de chambre en velours défraîchi. Mes yeux s’habituaient mal à la pénombre et je n’arrivais à distinguer si son vêtement était décoré de fleurs ou si les tâches bleutées trahissaient une origine moins ragoûtante. Elle ne se retourna pas à mon approche, pourtant fort sonore dans mon souhait de secourir une personne en détresse. Ma dernière hésitation surmontée, je contournais la vieille, qui marmottait un indescriptible sabir en direction du réverbère éteint. Cette femme s’était-elle échappée d’un asile ?

— Madame ? Tout va bien ?

Elle ne montra aucune réaction et je voyais sous ses lunettes sa bouche continuer à se tordre en d’inconvenantes grimaces. Elle ânonnait pour elle-même — ou pour le lampadaire — une litanie sourde comme le font hélas nombre de gens quand l’âge les prive de leurs facultés mentales. J’essayais à tout hasard de la ramener à ses esprits et lui imprimait une légère poussée de la main sur l’épaule.

Je retirais vivement mes doigts : la robe de la femme était spongieuse, trempée d’une eau de mer glacée dont j’identifiais enfin la puante saumâtre. Le contact avait de plus fait réagir cette apparition et elle se tourna si violemment en ma direction que ses lunettes se décrochèrent de son nez. Elle m’aboya un mot de sa litanie, comme une conclusion triomphante : « Fhtagn ! » Plissant les yeux pour mieux me distinguer, elle me scruta de la pointe des pieds à l’extrémité des cheveux. J’entendis soudain un coup de sifflet bienvenu. Nous étions en tête de quai et j’osais un regard par-dessus mon épaule. Le train arrivait bien en gare. Mon train.

Un relent infâme me parvint, accompagné d’un bruit de succion comparable à une souche pourrie qu’on tente d’extirper d’un marais. La vieille avait juste ouvert la bouche. Elle articula d’une voix humide et grasse : « Vous avez l’air d’avoir froid. Voulez-vous ma robe de chambre ? »

Je me précipitais sans demander mon reste dans le premier wagon. Autour de moi, les regards de désapprobation devant tant d’agitation se partageaient avec l’indifférence.

Je gagnais une place inoccupée et fixais la nuit qui englobait la gare. Quelle idée ? N’aurais-je pas pu songer à m’excuser auprès de mes compagnons de cabine de mon incivilité, tenter de nouer connaissance ? J’étais sans doute trop ébranlé par ma dernière rencontre pour souhaiter la société de quiconque. J’aurais pourtant évité de plonger mon regard dans les ténèbres et d’y apercevoir cette lueur. Le train repartit au bout d’une éternité durant laquelle je craignais d’être rejoint par cette noyée — que pouvait-elle être d’autre ? Le convoi démarra enfin et nous dépassâmes le lampadaire. Pour mon malheur je découvris qu’il était éclairé. Ce n’était pas la clarté froide des ampoules électriques — la modernité tardait à s’installer dans ces campagnes reculées, ni même la chaude pulsation caractéristique des becs de gaz. La chambre du réverbère brillait d’une aura verdâtre poisseuse. Ce repoussant feu de Saint-Elme révélait le visage malade de la folle, tourné vers le sommet du poteau, hurlant d’un rire dément qui ne fit réagir aucun des autres voyageurs. Étais-je le seul à l’entendre ? Étais-je le seul à voir ce que je vis ? Personne d’autre ne posa-t-il les yeux sur cet humanoïde difforme, dont la silhouette boursouflée se détachait dans ce clair-obscur glaçant, ses écailles reflétant un milliard de mondes, ses griffes s’apprêtant à déchiqueter le nôtre ?

Puisse-t-il en être. Puissé-je être le seul. Peu m’importe si je suis fou, pourvu que nous soyons épargnés des horreurs qui rodent à Innsmouth.

Eclairage public dans la brume.

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