Visite guidée

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Elle se retourne, et cherche quelqu’un, n’importe qui. N’importe qui de plus honnête que cette bohémienne en faux Chanel, qui tient sa main comme si elle voulait y brûler une verrue avec son porte-cigarettes.

Elle croise le regard de ce passant, et l’interpelle.
— Monsieur, s’il vous plaît…

Il s’arrête. Pas plus alarmé que ça de cet appel au secours qui sonne comme celui d’une petite fille qu’une grande embête dans la cour de récré. Il sourit, presque déçu.

— Je sais que j’ai changé depuis le lycée, mais tout de même, Cathy…

La suite se passe très vite : d’un geste ferme mais sans violence, il libère la captive de la diseuse de bonne aventure dont il referme les doigts, sur quoi ? Peut-être sur rien, les deux femmes n’ont pas eu le temps de voir.

— Merci pour cette bonne fortune : vous venez de réunir de vieux amis.

Et d’emmener « Cathy » bras dessus bras dessous avant que quiconque proteste.

— Comment ça va depuis tout ce temps ?

Ils passent l’angle de la rue et la lâche aussitôt.

— Vous m’avez confondu avec quelqu’un ?
— Je ne crois pas. Vous connaissez la ville ?
— Vous êtes guide ?
— Vous êtes perdue ?

La réplique fait mouche. Comment pourrait-il savoir ? Ce n’est rien, juste un bon mot. En attendant, elle sent une sale grimace qui lui chiffonne les tripes. S’il se rend compte de son trouble, il n’en fait rien paraître. Son bras s’avance, ou plutôt son coude. Un salut en temps de pandémie ? Plutôt une invitation d’une époque révolue. Sans doute l’influence de cette ville et de son passé chargé d’histoire, comme les brochures touristiques aiment la présenter. Elle sourit.

— Vous acceptez ? Allez, je vous fais visiter ! Pas de coupe-gorge, que des grandes allées claires, et vous évitez le raseur qui vous pose des questions indiscrètes les yeux dans les yeux au bar du coin.

Elle éclate de rire devant tant de bagout entêté. Il assume son air un peu ridicule, légèrement penché en avant, son bras en arc de cercle, à attendre qu’elle lui passe le sien. Ce qu’elle fait. C’est triste, mais comment pourrait-elle mieux occuper son temps ? Les voilà tous les deux partis d’un bon pas. Elle réalise chemin faisant qu’elle peut filer quand elle veut. Cette posture des promeneurs d’autrefois permet de laisser la femme totalement libre de ses mouvements. L’a-t-il proposé à dessein ? Il la sort de sa rêverie pour désigner une enseigne de fast-food qui fait l’angle. Ils ont parcouru la moitié du boulevard.

— J’ai travaillé dans ce restaurant. Si on peut qualifier ainsi un établissement qui vend de la nourriture industrielle à emporter. Mon premier boulot, rien de bien original. Cela dit, j’ai failli tuer un client. Pas très rassurant de la part d’un inconnu, n’est-ce pas ?

Elle le dévisage sans discrétion. Leurs pas reprennent un rythme normal. Il enchaîne.

— Fin de service, le type me commande des tonnes de frites, assez de cheese et de doubles bacons pour reconstituer une vache. Je remplis, quoi, trois plateaux ? Il me lance : « À emporter ». Je rigole : « Vous auriez dû me le dire plus tôt, tout ça serait déjà dans des sacs. » Il aurait pu acquiescer ; au lieu de ça, il me balance « Ta gueule et emballe, p’tit con ».
— Quel connard…
— Tout ce dont je me souviens après cette bienveillante commande, c’est d’avoir relevé la tête et demandé à ma responsable de prendre la suite. Quand je suis remonté des vestiaires elle a voulu comprendre ce qui s’était passé. Je lui ai expliqué.
— Comment elle a réagi ?
— Bien. Elle préférait que personne ne meure pendant son service.
— Vous auriez pu faire la une des journaux.
— La célébrité de chiens écrasés… Bof…

Ils ont maintenant dépassé les lieux du non-crime. Une contre-allée part sur la gauche et longe le restaurant.

— Tiens, ici, à la fête de la musique, il y a toujours plein de groupes qui se produisent. Évidemment, vu la population locale, la liste des morceaux joués semble toute droit sortie d’une chanson de Delerm…

Elle se met à fredonner, plutôt juste.

— Nous avons subi le soir du 21 juin
Des reprises de La Bombe Humaine
L’Eau Vive à la flûte à bec par des CM1
Just Like Heaven avenue du Maine

Sourires. Ils reprennent le refrain en chœur.

— Nos histoires d’amour sont les mêmes
Comme si nous avions pratiqué
Dans des piscines parallèles
La natation synchronisée…
— Tiens ça a brûlé ici.
— Boutique de musique. Tout son stock parti en fumée. Ça m’énerve, il avait ma guitare en réparation.
— Téléphone ou The Cure ?

Au regard noir qu’il lui lance, il ne goûte pas la plaisanterie. À vrai dire, elle se doute que perdre son instrument dans un incendie n’a rien d’amusant. La complicité a disparu. Il assène finalement un :
— Claude François.
— Pardon ?
— J’adapte du Claude François en électroacoustique. Comme les Béruriers Noirs. Vous n’avez jamais entendu leur reprise de « Alexandrie, Alexandra » ?
— Non… Vous êtes sérieux ?
— Très. Ça doit se trouver dans l’internet le plus près de chez vous. Ou même chez cette disquaire. Bon, faut savoir que la dame est un peu spéciale : elle est raide dingue du chanteur de Type’O’Negative, un groupe de métal gothique composé d’anciens haltérophiles. À côté le Lavilliers de la grande époque fait coton-tige. Après, tous les goûts sont dans la nature…
— Il est musical, votre parcours.
— Ah. Oui. Enfin les lieux s’y prêtent. Du moins les souvenirs que j’en ai.
— Vous voulez dire que tous les guides ne mentionnent pas tous ces faits marquants de l’histoire de cette cité ?
— Mhm. C’est une visite particulière, à plus d’un titre.

Elle s’attend presque à ce qu’il lui fasse un clin d’œil, mais son visage est tourné ailleurs, alors elle suit son regard.

— Vous voyez ce petit escalier double qui mène à cette porte d’entrée, la grosse bleue, là ?
— Oui.
— La propriétaire avait oublié ses clefs dans la serrure, côté extérieur. Je toque, pas de réponse. J’entrouvre, la femme me découvre de l’autre bout de son couloir. Elle a dû se dire qu’un maniaque venait lui voler les courses qu’elle était en train de ranger.
— Vous êtes toujours dans les mauvais coups.
— C’est ma ville. Je suis le roi de la pègre. Vous n’avez pas vu le regard terrifié de la bohémienne ? En attendant, elle m’a à peine remercié de lui avoir rendu ses clefs. À se demander ce qu’ils apprennent à la messe.
— C’est aussi catho qu’on le dit ici ?
— L’office du dimanche reste une institution sociale. Les mères au foyer organisent au catéchisme comme d’autres font… je ne sais pas quoi d’ailleurs. Ça existe ailleurs, les réseaux de femmes au foyer ? Comme, une association pour occuper les épouses de militaire ?
— Ne me dites pas…
— Si. Je vous présenterai si vous voulez.
— Pas concernée.
— Pas catho, pas de lien avec l’armée, qu’est-ce que vous venez vous enterrer chez nous ?
— J’ai horreur des appartements en rez-de-chaussée.
— Mhm, pourtant pas les gratte-ciel qui pullulent dans le coin. Tiens, une fois en passant ici, j’ai aidé à un déménagement.
— Un ami à vous ?
— Non, juste quelqu’un qui peinait à rentrer des meubles en kit par la fenêtre.
— Sauveur de trousseau, déménageur bénévole, plus que le patron de la mafia, vous êtes une sorte de bon samaritain ?
— Il faut bien une couverture. Tenez, tournons, là.
— Alors. Quelle anecdote avez-vous à me raconter sur cette pittoresque ruelle ?
— Eh bien, la première fois que je l’ai empruntée, c’était avec vous.

Une jeune femme se retourne vers nous, pendant sa visite guidée d'une ville européenne.

Photo by Jessica Nunes on Pexels.com

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