Cochon m’avait contacté à l’époque désormais lointaine et reculée où elle écrivait encore sur son blog. Elle me respectait en tant que garant des lettres, connoisseur du langage, taste-mot et grand échevin grammairien.
Elle était là, petite, menue, délicate, timide, impressionné par les colonnades de livres montant jusqu’au plafond, renforçant l’impression que mon bureau n’était construit que de briques de papier reliées de cuir. Elle avait rassemblé son courage et s’était lancée :
_ Maître, m’avait-elle apostrophé, j’ai besoin de vos lumières.
_ C’est 150 euros, payable d’avance, avais-je répondu.
_ Bon sang Fred, tu vas pas me faire payer, moi, ton amie !
_ C’est la crise Cochon. Qui sait de quoi demain sera fait ?
_ Mais pour moi aussi c’est la crise, rends-toi compte ! Si ça continue je vais devoir faire les trois huit sur des pubs de yaourts synthétiques, je n’aurai plus le temps d’écrire pour mon blog !
_ Tant mieux, comme ça tu pourras me payer mes honoraires.
_ Sérieux t’abuses…
_ On va dire que je te fais crédit encore ce coup-ci. Aboule ta question, petit scarabée.
_ Comment tu dirais pour quelqu’un qui tousse ?
_ Et bien, il pourrait expectorer, cracher ses poumons, son souffle pourrait évoquer le bruit du pot d’échappement rouillé d’une vieille Hispano-Suiza Nieuport-Delage NiD-29 qu’on aurait laissé trop longtemps exposée à l’humidité et la froidure d’un hiver trop doux, ou encore les chuintements épuisés d’un marteau pneumatique d’une usine sidérurgique dont les ouvriers savent qu’elle va être délocalisée…
_ Ah ouais. Mais tu dirais plutôt Keuf keuf ou kof kof ?
_ Comment ça ?
_ Ben c’est pour un dialogue, un de mes personnages tousse, alors… hem… je voulais savoir… Kof kof ?
_ …
_ Touf touf ?
_ Ta question pourrait paraître vulgaire, Cochon, à tout autre que moi. Mais j’ai perçu la détresse dans ton regard, et_
_ Tu fais comment ? J’veux dire on est sur MSN, tu fais comment pour percevoir la détresse dans mon regard, puisque tu ne vois pas mes yeux ?
_ … Cochon, si tu m’interromps tout le temps, je vais te laisser dans la mouise avec ta question, et tu seras la risée du jury Goncourt, et tu n’auras plus que tes yeux, que je ne vois pas, hein, pour pleurer.
_ Ok,, ok, t’énerves pas…
_ Donc. Sache que le français est une langue riche et que son vocabulaire est précis : chaque synonyme ne reflète jamais tout à fait le sens de son alter-ego, et possède ses qualités propres. Cela permet un niveau de définition que le monde non-francophone nous envie, voire ignore, à part peut-être les chinois, qui trichent en jouant avec les quarts de ton des prononciations de leurs syllabes. Mais on sait les complications que cela engendre : on a en a vu qui se retrouvait à commander un vagin frais en voulant une bière… Dans la langue de Molière, cette spécialisation du verbe culmine dans l’emploi des onomatopées, dont les règles sont bien plus consignées que l’on ne croit. L’Académie Française, cette institution unique au monde, aussi bien par ses missions que son fonctionnement, s’est penché sur la question, et la ré-étudie périodiquement pour refléter les évolutions du parler, et faire enfin accéder le romand graphique, ou bande-dessinée, ou encore 9ème art, au rang de littérature auquel elle peut légitimement aspirer. T’es encore là ?
_ Oui, oui, 2s.
Je fulminais derrière mon écran. Manifestement Cochon n’en carrait pas large de l’usage orthonormé des onomatopées. Je répétais plusieurs fois à voix haute l’expression “usage orthonormé des onomatopées”, histoire de travailler mon articulation et de faire travailler mes zygomatiques, une méthode que je revendrais plus tard à Femme Jolie de 20 ans, en la nommant : “Je chasse les rides en me cultivant” (Note plus tard : trouver un titre plus accrocheur). Ma fenêtre de discussion instantanée m’affichait enfin que “Cochon est en train d’écrire”…
_ J’ai perdu à Tetris.
_ Mhm.
_ Alors, qu’est-ce que tu penses de “blorf blorf” ?
_ Ça dépend, c’est un zombie noyé qui tousse ?
_ Non. Keuf keuf ?
_ C’est le cri d’alerte quand la maréchaussée arrive dans la cité des 4’000 à La Courneuve
_ Colle pas avec mon histoire. Teuf teuf ?
_ Nan, je t’ai déjà dit que c’était le bruit du pot d’échappement d’un tacot des premiers âges de l’automobile, et par synecdoque, le tacot lui-même.
_ Par sinéquoi ? Non laisse tomber. Tof Tof, alors ?
_ Si tu veux attirer l’attention de mon cousin Christophe, ça peut marcher.
_Kof Kof, peut-être ?
_ Ouais, c’est déjà pas mal, mais bon, faut se méfier, maintenant que Jean-Pierre Coffe fait de la pub pour Leader Price, on pourrait te taxer de tout et n’importe quoi.
_ J’ai clairement pas envie de ça. Il reste quoi, alors ?
_ *tousse tousse*
_ ?
_ Pour exprimer que ton personnage tousse, tu écris, avec les étoiles, *tousse tousse*.
Un long blanc informatique a suivi cette révélation. Cochon était manifestement illuminé par le savoir, frappée de plein fouet par la connaissance, la vraie, celle dont l’évidence balaie tout sur son passage. Ses derniers mots traduisaient l’émotion bouleversée de gratitude.
_ Ouais. Bon. Ben, merci de ton aide. Et du temps passé, hein. Surtout.
Quelle profonde satisfaction de répandre la culture autour de soi !