Elle hésite quelques instants. Devant elle, la porte qui mène au jardin d’hiver. Au milieu des plantes, il l’attend. Elle prend son temps, coulisse enfin le panneau de verre et s’avance. La lumière a chauffé l’endroit. Elle se défait du châle qui lui couvrait les épaules, et l’abandonne là. S’assoit sans affectation. Ils sont trop heureux de se retrouver. Elle ne vient que trop peu, il ne reçoit personne d’autre.
Legato. Premières touches, presqu’un duel qui débute, des gammes pour jauger l’adversaire pas encore partenaire, les doigts courent, exercices d’assouplissement. D’abord avec lenteur, puis plus de vivacité, ralentir de nouveau, comme un torrent de montagne. Les notes prennent le temps de couler comme de l’eau tranquille.
Quelques difficultés mineures qui réveillent les articulations, contrainte structurante et figures imposées au soleil de l’après-midi qui se termine.
Staccato. Sèches dans le flot qui s’accélère, les mains attaquent, les bras fixes. Les doigts s’écartèlent un peu plus, rapides, précis surtout. Travailler proprement. Elle s’applique dans sa vitesse. Picorer les notes, retenir l’emballement, garder la maîtrise des accords qu’elle plaque, de leurs relations, de leurs enchaînements. Parfois une hésitation se transforme en magie. Arythmie, la syncope offre une bulle d’air qui pourrait bien remonter jusqu’au cerveau, qu’elle ne lui gommerait pas ce sourire qu’elle se surprend. Cette faute parfaite est-elle un hasard, une conséquence du travail ou simplement du génie, un défaut indispensable au plus pur diamant ?
Dehors l’hiver tranquille perdure et l’écoute. Un rouge-gorge bondit de branche en branche.
Allegro (ma non troppo). Vient une partie plus dynamique, moins régulière. Prévue pour être jouée à 4 mains, elle l’a adaptée de mémoire. Le résultat lui plaît, avec modestie. Savoir se contenter de peu. La rupture est mineure, les conséquences majeures mais le morceau continue et reprend. Pour casser l’impression de répétition qu’on lui reprochait, elle insistait autrefois à trop gros traits lourds et patauds. Elle néglige l’avis des « on » et n’effleure plus que certains gestes discrets. Elle préfère la nuance à l’effet. Alors elle garde encore ce sourire que maintenant elle se connaît, même si les yeux brillent peut-être un peu plus. Savoir se contenter de peu.
Le ciel couvre la nuit qui tombe. Quelques flocons viennent assister à ce concert pour un hiver.
Piano forte. Mais elle persiste, résiste. Les morceaux ont roulé en boucle sous ses doigts, assouplis, musclés, meurtris. Elle pratique la magie quand celle-ci arrive à l’emporter aussi. Elle offre au vieux monsieur tout ce qu’elle en a appris, tout ce qu’elle lui a pris. L’association des deux gambade en quelque endroit qu’elle ne visite pas autrement. Un lieu qui se mérite. Des angles bizarres se forment à ses poignets. D’étranges fils se nouent sur le dos des araignées qui jouent aux échecs. La grande dame petite fille ne se laisse pas faire. Ah oui, bien sûr, son supplice est son plaisir est son supplice…
Une voûte marquée d’un point l’isole du temps avant de reprendre. Elle aussi continue tranquille.
Sempre legato. Une fontaine s’apaise dans son cœur, comme une pause tant espérée. Un carillon accueillant la venue de quelqu’un toujours attendu et qui va enfin l’étreindre dans ses bras. La dernière note s’étend comme le dernier flocon va se coucher. Le silence bleu nuit retient un soupir. Mais cette fois, elle s’arrête. Une question lui trotte en tête : « Quelqu’un m’entend-il quelque part ? ». Un frisson… noyé dans la surprise d’applaudissements derrière elle. Et une nouvelle interrogation, tordue comme un retournement : « Depuis combien de temps fais-je semblant d’être seule ? »
Superbe. je vois la scène ou, plutôt, je la ressens.Légèreté, délicatesse, des touches effleurées qui composent un tableau impressionniste.
Merci beaucoup !
Marcel a raison. C’est superbe. Non c’est mieux que ça. J’ai entendu la musique. Enfin non, je l’ai rêvée.
Merci beaucoup. Ces retours me touchent plus que je ne saurais dire.