Le dernier combat

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Il avait remporté six titres mondiaux, dans une discipline essentiellement américaine. Et alors ? Il les avait mérités. Les compétitions étaient suivies dans tous les pays : il se trouvait toujours une chaîne pour acheter les droits de diffusion. Ils offraient du grand spectacle. Tout était chiqué mais ils se blessaient malgré tout : cela demande des efforts et comprend de sacrés risques, de faire semblant.

Le champion remontait sur le ring, auréolé de gloire, descendu des monts olympiens d’une retraite dans le Hall of Fame de sa discipline. Le titre de légende n’était pas galvaudé : il n’avait jamais perdu son titre, en tout cas, pas en combat : sa série avait été interrompue par une blessure et la compétition s’était cette année-là déroulée sans lui. Quand il était revenu, il avait repris la ceinture à l’opportun qui avait profité de son absence. Elle n’avait plus quitté ses hanches – jusqu’à son départ en retraite. Et voila qu’à soixante ans, il s’amusait à retrouver les cordes, les cascades, les oppositions manichéennes entre les gentils et les méchants. Un sport de grands gamins.

Le champion avait proposé d’organiser une tournée, un jubilé de plusieurs semaines pour ses soixante ans. Des aspirants participeraient dans chaque ville-étape à un mini-tournoi. Le vainqueur affronterait le dieu du ring, et pourrait peut-être intégrer la fédération en tant que professionnel. Un processus de recrutement facile, doublé d’une bonne occasion de produire une émission de télé-réalité qui se vendrait sans difficulté. Un assistant de production passa la tête dans sa loge.

— Monsieur Hart ? Les candidats locaux sont arrivés.
— J’arrive.

Bret Hart suivit l’employé dans les couloirs de l’Arena où il se produirait dans deux jours – deux jours à effectuer des réglages techniques, à scripter les combats, à les chorégraphier. Le fringuant soixantenaire sortirait vainqueur de la plupart des affrontements, et s’avouerait vaincu par les chouchous du public. Les petits nouveaux s’alignèrent en rang d’oignons, parés pour l’inspection, voulant faire bonne figure devant leur idole. Le dieu vivant échangea quelques poignées de main. Tous le toisaient d’une bonne tête : Hart était grand à son époque. Aujourd’hui, son mètre quatre-vingt-trois le plaçait dans la moyenne nationale, autant dire parmi les nains dans son sport. Entre les candidats qui tentaient de l’impressionner de toute leur hauteur, en lui broyant les phalanges, et les adorateurs aux doigts flasques de déférence, Bret évoluait en terrain connu. Jusqu’à ce qu’il arrive à l’homme en costume. Première surprise, il pouvait le regarder dans les yeux sans se dévisser le cou. Dans son costume de ville, col roulé violet, encadré par deux armoires à glace en justaucorps dont saillait des montagnes de muscle, le type devait être un père de famille, sollicitant une rencontre pour son gamin, malade. Bret lui serra la main.

— Bonjour. Vous ne venez pas pour les combats, je suppose.
— Bien sûr que si.
— Vous maîtrisez un art martial particulier ?
— Le bullshit-do.

Hart s’esclaffa. Cette expression regroupait toutes les pseudo-techniques d’art martial qui permettait selon leur pratiquant de défaire un adversaire par la seule puissance du chi – des ondes magiques qui vous mettaient à terre sans même le moindre contact. La plupart des grands maîtres avaient un jour ou l’autre dû affronter un “non-croyant”, évidemment insensible à leurs tours de passe-passe. Soudain, Bret leva un sourcil. Qu’ils se réclament de l’aikido, du kung-fu ou même des formes ancestrales du taï-chi, aucun de ces charlatans ne revendiquait le terme de “bullshit-do”. Le champion passa le bras autour des épaules du bonhomme.

— Vous m’intéressez. Les autres, je vous vois dans dix minutes.
— J’ai donc ce délai pour vous convaincre.
— On ne peut rien vous cacher.

Neuf minutes plus tard, Hart arpentait sa loge, sur-excité.

— Vous êtes dingue. C’est génial. Je pense que vous ne valez pas tripette en tant que catcheur, mais je vais soumettre l’idée à mon scripteur.
— Merci.
— Par contre, votre costume, là, c’est pas possible.
— Je pensais que ça pouvait faire une référence au Purple Man dans Jessica Jones.
— Le méchant dans Jessica Jones ? Vous êtes un gentil. On va vous changer ça.

Le grand soir, les jeunes colosses se succédèrent pour mériter le droit d’affronter le fringant vétéran. Là où ils n’exprimaient que la puissance brute de la jeunesse, il compensait sa condition physique moindre et l’écart de taille par quarante ans d’expérience, prouvant la valeur de son sextuple titre. Puis vint le tour d’un petit bonhomme en costume de ville noir, chemise verte. La salle riait à gorge déployée et huait le nouveau venu. Même le présentateur de la soirée était mieux bâti.

— Pardon, monsieur, mais vous ne devriez pas être dans le public ?
— Je ne crois pas.
— Vous vous sentez de taille à en découdre avec votre adversaire Diesel ?

Le dénommé Diesel, deux mètres vingt, cou de taureau, ruisselait d’un maquillage évoquant l’huile de vidange.

— Je suis le Green Man. Je suis là pour défendre la Nature de types comme lui.

Diesel poussa un rugissement qui n’aurait pas dépareillé sous le capot d’un trente-huit tonnes et se jeta sur le petit homme propret, qui se contenta de balayer l’air devant lui d’un revers de la main. Le colosse fut projeté sur le côté comme un fétu de paille, sous les hurlements incrédules de la foule.

— Comment avez-vous fait ça ? s’exclama le présentateur.
— Je vous l’ai dit, je suis le Green Man. J’utilise la puissance de la nature pour retourner contre eux l’énergie des déchets comme Diesel.
— Mais… Vous ne l’avez même pas touché !

Le Green Man se contenta de regarder l’homme au micro de ses yeux émeraudes, avec l’air de celui qui en sait plus que le commun des mortels.

Des coulisses, Bret Hart écoutait l’Arena comble scander le nom du Green man. Du chiqué et une bonne histoire : la recette du catch. Qu’importe que le Green Man, Mark Brighton au civil, soit incapable d’appliquer un atemi correct ou de se jeter de la troisième corde. Il apprendrait ; le sextuple champion y veillerait. En attendant, Brighton utiliserait la recette essentielle de ce sport : une bonne écoute entre combattants pour tomber au bon moment, avec le maximum d’effet. Au lieu de faire semblant de donner un coup en frôlant le visage des “méchants”, ce gentil-là les terrasserait à deux mètres de distance, par la “seule force de son esprit”. Un pseudo-sumo avait bien réussi à faire carrière dans ce milieu avec moins de narration, pourquoi pas un quasi-magicien ? Le tout, encore une fois, reposait sur une bonne histoire. Avec sa force puisée dans la nature, le Green Man s’inscrivait dans la lignée des combattants mystiques, dont l’Undertaker, maintes fois vaincu, maintes fois “ressuscité”, était le plus connu représentant. Facile d’imaginer les aléas possibles d’un héros connecté à la nature : faiblissant à chaque marée noire, se renforçant pour chaque tonne de CO² émise en moins. Et pour peu que les spectateurs l’apprécient vraiment, ils feraient tout pour qu’il devienne le champion absolu. Ils changeraient leurs habitudes pour qu’une planète en meilleure santé insuffle sa force au Green Man. Et alors Brighton remporterait son pari : convaincre le pays de protéger la nature en montant sur un ring.

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