Adjectif

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Comme affiché sur la colonne de ce blog lorsque votre navigation vous emmène du côté de ma catégorie “Je bouquine“, je lis en ce moment de Marcel Proust, Un Amour de Swann.

Force est de constater que le style de l’auteur marque le lecteur sensibilisé à la qualité de l’écriture. Je me suis aperçu au fil des pages que Proust utilisait très peu d’adjectifs, pour ainsi dire aucun. Les exceptions n’en ressortent que d’autant plus, sans que je puisse déterminer si cette rareté contribue à renforcer la force du récit, des sentiments qu’il présente et transmet, tout en ayant conscience de la contrainte qu’une restriction de cette ampleur représente.

Négliger les adjectifs pour décrire tel ou tel sentiment, objet ou décor soumet l’auteur à construire ses phrases sans ces raccourcis, l’enjoint à la périphrase, terme qui a acquis une connotation donnant à tort l’envie de tourner les talons quand on se réfère à son étymologie : sujet, verbe, compléments viennent se substituer aux épithètes que l’on utilise dans la langue de tous les jours. Cette différence saute aux yeux une fois constaté, puisque les dialogues, eux, respectent le phrasé que tout un chacun emploie dans son quotidien – en s’alignant, cela va sans dire, sur les niveaux de langage selon que les personnages proviennent de la noblesse, de la bourgeoisie ou de la domesticité.

Cette privation constitue-t-elle un bonus pour le roman ? Au delà du jeu de la contrainte, que les membres de l’OuLiPo ne négligeraient sans doute pas – j’ignore s’il existe un terme dédié à la définition du “lipogramme en adjectif” – et qui force à la recherche de vocabulaire, élevant par là-même le raffinement de la narration, se priver d’une partie du vocabulaire de notre langue équivaut à se priver d’une partie de sa richesse. Certes, nombre d’œuvres d’art – du cinéma, de la peinture, de la musique – sont louées pour ce défi relevé avec brio : transcender le manque de moyens pour atteindre au génie (que ce génie soit appelé à passer de mode ou à traverser les époques). Dans ces cas, les difficultés nées du manque de liquidités favorisent la créativité.

L’écriture cependant ne coûte rien. Papier, crayon, demeurent des denrées pour lesquelles nos latitudes ne déplorent pas de pénurie, quand bien même ces outils soient de plus en plus délaissés au profit des claviers. Alors pourquoi se priver ? Pour éviter la paresse, rien de plus : but que tout auteur peut selon moi louer, but que tout auteur doit sans doute travailler à atteindre. Reste que cet abandon impose de lui-même sa patte face auquel seuls les écrivains reculant le moins à la tâche, revenant sans cesse sur chaque mot, chaque tournure, chaque expression – pour rejeter systématiquement les facilités, les idiomes à l’emporte-langue – parviendront à imposer leur style. Ils se fermeront aussi les portes des lecteurs pour qui l’exigence d’une langue ciselée reste une considération de peu d’importance en regard de l’intrigue ou pour ceux en quête d’un peu d’évasion sans réflexion, à l’heure des lectures en quelques clics sur l’internet, de la brièveté des dépêches, statuts, des tweets et de la prose au kilomètre d’un Marc Levy ou d’un Guillaume Musso qui enchaînent les phrases de trois mots sans coup férir, transformant la littérature en produit, un terme qui sent l’usinage et le format, l’unicité qu’on multiplie à l’infini : le livre disparait pour laisser place au clone.

Les amoureux des lettres trouvent pourtant dans cet effort de l’écrivain, une ivresse qu’on déguste page après page, remerciant pour les heures passées dans les dictionnaires de synonymes – pardonnez mes raccourcis et ma caricature : j’ai bien conscience que cet outil n’est rien quand il est employé sans talent ni intelligence -, par le temps qu’ils consacrent à cet acte qu’on rapproche trop souvent de la passivité du téléspectateur : la lecture. Oui, l’auteur qui fuit l’adjectif et qui transcende la contrainte se respecte lui-même et estime son lecteur autant que celui-ci l’estimera en retour.

Et pourtant, pourtant, la sottise consisterait à ériger ce bannissement en règle, à lui donner force de loi. A chaque auteur en herbe, que dis-je, en puissance, de découvrir quand, comment, pourquoi, se passer des adjectifs. La concision ou la précision de l’instantanéité serviront plus tel récit que la description-fleuve, qui conviendront pour tel autre. Ce questionnement transparaitra dans le résultat – ou à tout le moins, ayant été posé, offrira une œuvre dont la cohérence ne souffrira pas discussion. L’auteur contrôlera alors tous les aspects de son récit, de sa tonalité, de sa couleur… Il ne lui restera plus qu’à se laisser surprendre par sa plume.

Quant à savoir si je parviendrai un jour à maîtriser la subtilité de cette alchimie, je ne me prononcerai surtout pas. Tout juste remercierai-je avec la déférence, la modestie et la frayeur devant l’ampleur du chemin encore à parcourir, Marcel Proust : grâce à son roman, le lecture que je suis espère voir progresser l’écrivain que je deviendrai peut-être.

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