Contrôle moral

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Maître Langelot cliqua sur le bouton Envoyer et la fenêtre du mail disparut, aspirée par le réseau jusqu’à son destinataire. Il pianota un raccourci clavier et bascula vers un tableur, où il ajouta une ligne “Mail” dans l’onglet du client concerné. Control-S. Il pivotait sur son fauteuil de bureau pour consulter sa liste de dossiers à traiter quand le téléphone sonna. Appel interne de sa secrétaire.

— Oui, Séraphine ?
— Monsieur, des personnes sont ici qui vous demandent.

Langelot haussa un sourcil. Un tel manque de précision dans la description des visiteurs – sans rendez-vous – surprenait de la part de Séraphine. La voix de la jeune femme chevrotait, s’il fallait encore un indicateur de son trouble. Il n’insista pas.

— J’arrive.

Livre de comptes

stevepb / Pixabay

Il raccrocha, enfila sa veste en se levant et s’engagea vers l’accueil de son cabinet. Il songea soudain qu’il allait peut-être se trouver face à des malfrats venus le prendre en otage. Il émit un grognement dédaigneux. De telles fantaisies n’existaient que dans les téléfilms. Elles arrivaient bien sûr, mais il était spécialisé dans le droit des familles. À moins d’un père mécontent des décisions de garde prises à son encontre il ne voyait pas ce qu’il risquait. L’avocat marqua pourtant un léger temps d’arrêt en débouchant dans le hall d’entrée. Huit visages se tournèrent vers lui d’un même mouvement : six appartenaient à des personnes qui patientaient contre le mur du fond. Les énormes mallettes à leurs pieds, toutes identiques, trahissaient leur lien, plus encore que les costumes ternes premier prix qu’ils portaient. Une femme, tailleur de meilleure qualité, attaché-case moins épais mais de la même gamme, attendait prêt du comptoir de l’accueil. Séraphine enfin, lui jeta un regard suppliant de derrière son bureau. Elle n’avait jamais tant été recroquevillée derrière le meuble censé la protéger des mauvais coucheurs, dont ils étaient heureusement épargnés.

Langelot se recomposa une contenance et s’avança vers la cheffe manifeste du groupe. Elle-même venait déjà à sa rencontre, dégainant un portefeuille où se devinait une pièce d’identité barrée des trois couleurs de la République.

— Maître Langelot, Julia Da Silva, ministère des Finances.
— Madame. Ravi de faire votre connaissance. Un contrôle fiscal, je présume ?
— En quelque sorte. Nous aurons besoin d’un bureau et de l’accès à toute votre comptabilité, factures, vous connaissez la routine.
— Bien entendu. Vous savez également de votre côté les exigences de discrétion et de secret professionnel qui m’incombent.
— Évidemment. Et soyez sûr que nous nous ferons très discrets. Vous oublierez même que nous sommes dans vos murs, je vous le garantis.

Et le personnel du cabinet oublia bien vite, en effet, qu’ils côtoyaient sept membres zélés de l’administration fiscale, occupés à éplucher des livres de compte. L’équipe était constituée de personnes polies, sympathiques et très peu intrusives. Il arrivait même que tous partageassent le café matinal. Une situation presque normale entre collègues de travail – ce qui finit par intriguer Vincent Langelot. Il avait déjà vécu des contrôles fiscaux, dans des cabinets où il n’était qu’employé mais aucun n’avait duré aussi longtemps. Les inspecteurs des impôts cherchaient davantage que déceler une fraude dans ses livres de compte. Il laissa faire – protester n’aurait fait qu’envenimer les choses.

Au terme de six semaines, enfin, Da Silva sollicita un entretien avec l’avocat.

— Alors, inspectrice, satisfaite de votre enquête ?

La femme sourit à la flatterie. “Inspecteur des impôts” relevait plus de l’intitulé de poste que du titre. Elle le laissa dire et répondit simplement à sa question.

— Très satisfaite. Et tout autant contrariée.
— Oh ?

L’homme de loi afficha une mine de surprise contrite qui ne lui aurait valu aucune récompense aux Oscars.

— Connaissez-vous l’histoire du garagiste qui meurt et se retrouve devant Saint-Pierre, Maître ?
— Je… non ?
— Un garagiste, la trentaine fringante, meurt un jour, comme ça, sans crier gare, sans raison. Alors qu’il gravit les marches du paradis, il rumine, très remonté : il ne fumait pas, faisait raisonnablement attention à sa ligne, s’entretenait un minimum, vraiment aucune raison de mourir. Il se plaint à Saint-Pierre qu’il doit y avoir une erreur, qu’il est mort trop tôt, trop jeune. Saint-Pierre le regarde étonné, consulte un registre et lui annonce qu’en effet, il est bien conservé pour ses 147 ans. Le type s’emporte et explique qu’il n’en a que 36. Et Saint-Pierre de se gratter la barbe, intrigué : “Ce n’est pas ce que dit le cumul d’heures facturées à vos clients”.

Le ricanement de Langelot mourut dans sa gorge. Il sentait le sang lui affluer au visage, de honte et de colère mêlées.

— Me reprocheriez-vous de surfacturer mes clients ? De leur faire payer des prestations indues ? Je tiens un relevé précis de chaque action que je réalise pour chaque dossier, par souci éthique, madame !
— Je sais bien, Maître. Comment croyez-vous que nous aurions pu établir le décompte de vos heures, autrement ?

Une fois de plus, la réplique de l’avocat fut stoppée net. Son propre argument se retournait contre lui. Il referma la bouche en un claquement mouillé qui le tira de son hébétude. Il réfléchit à une contre-attaque. L’argument de la profession libérale, peu soucieuse du nombre d’heures abattues par journée de travail, ne tiendrait pas à l’examen de son journal d’appel : il ne décrochait plus sa ligne pro qu’en de très rares cas. Quant aux mails, il avait cloisonné ses comptes pros sur son seul ordinateur de bureau, refusant d’être dérangé par le boulot en week-ends ou en congés.

— Mais enfin, l’écart ne peut pas être si énorme que ça, poursuivit-il, plus inquiet que véhément désormais.
— Pas autant que pour notre pauvre garagiste, mais significatif malgré tout.
— Comment cela a-t-il pu se produire ?

Il n’attendait pas de réponse à cette question rhétorique. Da Silva lui en fournit pourtant une.

— C’est assez simple, en réalité. Vous notez chaque intervention, chaque mail, chaque coup de fil, vous l’avez reconnu vous-même. Cependant, vous avez fixé la valeur minimale au quart d’heure, quand bien même certains coups de fil ne durent que quelques minutes – nous avons comparé vos pointages avec les relevés téléphoniques de votre opérateur. La mécanique est la même pour la rédaction de courriers électroniques.
— Je ne vais pourtant pas minuter chaque coup de fil ou chaque mail à la seconde près ! Ce serait incroyablement fastidieux, sans compter de l’aspect mesquin d’une telle démarche auprès de mes clients.
— Je suis bien d’accord. Soit vous ne notez pas toutes ces petites tâches et à la fin de la journée vous vous retrouvez à n’avoir rien facturé, soit vous notez tout scrupuleusement en fixant un forfait minimal. Tout le monde fait ça. Et se retrouve comme vous avec une fraude avérée.
— Et le redressement s’élèverait à… ?

La fonctionnaire griffonna un feuillet du bloc devant elle et l’orienta pour l’avocat. Il étrangla un hoquet indigné. Da Silva s’engouffra dans la brèche.

— Il y a cependant une manière d’y échapper.

Il la scruta avec attention. Allait-elle lui proposer un dessous de table ? Cela impliquait d’arroser ses six collaborateurs. Il opéra un rapide calcul mental pour jauger de ce qu’il devrait débourser pour que le risque en vaille la chandelle. Pas sûr que ces sept salopards se laissent convaincre pour si peu. Qu’elle expose son idée, après tout.

— Je vous écoute.
— L’administration fiscale a mis au point une série d’outils informatiques qui viennent se greffer sur les grandes solutions de mail et de téléphonie du marché pour vous aider à établir un suivi précis de votre activité.
— Comment ça ?
— Vous savez, on sait le faire depuis des dizaines d’années pour les téléphones portables, ça n’a pas été bien difficile d’adapter à d’autres moyens de communication. Enfin… “autres”… Maintenant, tout passe sous une forme ou une autre par le net, donc…
— Mais en quoi cela consiste-t-il ?
— Vous enregistrez votre outil de communication dans une application centralisée. Elle trace vos appels, envois de mails, échanges par messagerie instantanée et autres en les chronométrant et en les rattachant à un dossier client. À la fin de chaque mois, la facture est émise à la minute près – il y a quelques regroupements pour éviter l’effet “mesquin” que vous évoquiez, et dont nous sommes conscients. L’outil arrondit même au quart d’heure supérieur, ça passe très bien auprès des clients.
— Et si d’aventure je refusais d’utiliser cet outil ? Ou si j’employais mon téléphone personnel pour facturer plus que la durée recensée par votre outil ?
— Vous pouvez refuser de l’utiliser. Nous procéderons au redressement – elle tapota le feuillet griffonné de la série de zéros pour mémoire – et par la suite nous mettrions en place des mesures conservatoires. Travailler autant peut être néfaste, vous savez. Se tuer à la tâche, littéralement. Et comme nous sommes assermentés par la République, nous ne voudrions pas être accusés de non-assistance à personne en danger. Remarquez, cela fonctionne aussi pour vos salariés. Davantage, même. Quant à utiliser un téléphone mobile non déclaré dans l’outil… et bien déjà vous auriez une double facturation, ce qui serait curieux en soit, mais surtout en utilisant un matériel personnel à usage professionnel, vous enfreindriez les lois sur le respect de la vie privée. Difficile de faire respecter le secret professionnel sur un appareil personnel. Et je ne parle même pas des problèmes d’assurance ou de poursuites en cas de vol.

Langelot la regardait, éberlué.

— Et si je me plie à votre…
— Flicage ?

Il acquiesça d’un vague geste de la main ; qu’elle porte la responsabilité du mot.

— Vous renoncez aux poursuites ? Au redressement fiscal ?
— Tout à fait.
— Mais quel intérêt ? Le manque à gagner sera énorme pour vous !
— Nous n’avons pas vocation à être “rentables”, vous savez. Juste à remplir une mission de service public. Nous mettons donc en place des outils qui permettent un meilleur suivi des tâches pour chaque activité libérale. Cela diminue la fraude, involontaire, améliore la santé de ces mêmes libéraux, et augmente le pouvoir d’achat. Oh, sauf le vôtre, peut-être. Consolez-vous : vous paierez moins d’impôts.

Langelot ne trouva rien à répondre. Il avait vraiment perdu l’habitude d’un gouvernement de gauche, a fortiori à l’heure du tout numérique et de la start-up nation…

***

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